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Ce
texte a été relu par l'auteur, que nous remercions
Jean-Louis
Le Moigne est ingénieur ECP, professeur émérite à l'Université
d'Aix Marseille. Il a écrit une douzaine d'ouvrages sur les
sciences des systèmes et de la complexité, dont il a fait
la matière principale de ses enseignements. Il est président
de l'Association du Programme européen Modélisation de la
Complexité (MCX) et vice-président de l'Association pour la
Pensée Complexe
Jean-Louis
Le Moigne est ingénieur de formation. Il a consacré
sa vie à pratiquer et enseigner les "sciences de l'ingénieur".
Non seulement celles relevant de l'application des sciences d'analyses,
telles que les enseignent depuis plus d'un siècle en France
les "grandes écoles d'ingénieurs", mais
aussi celle d'avant, les "sciences du génie", que
Léonard de Vinci qu'il cite souvent, avait si bien illustrées,
et que réouvrent depuis une quarantaine d'années les
technologies et les sciences de l'information : modélisation,
systémique, cybernétique, informatique, gestion des
organisations, etc. Comme tel, il a ressenti tout de suite l'espèce
d'ostracisme que faisaient peser sur ces activités la plupart
des institutions représentant des disciplines depuis longtemps
inscrites au Panthéon des sciences : mathématiques,
physique, astronomie et autres. "Vous vous bornez, disent ces
derniers aux chercheurs en sciences d'ingénierie des systèmes
complexes, comme aux ingénieurs, notamment aux informaticiens,
à appliquer avec des outils plus puissants qu'auparavant
les découvertes que nous faisons, nous, qui avons le privilège
d'être véritablement au contact du réel et de le déchiffrer à votre
usage". Certains ingénieurs se bornent effectivement à cela, comme
d'ailleurs certains chercheurs dans les sciences nobles se bornent
à développer les intuitions de leurs maîtres. Mais quelques ingénieurs,
ceux qui innovent véritablement en créant et faisant vivre dans
le monde de nouvelles entités, ne se posent pas la question de savoir
s'ils découvrent le réel. Ils sont convaincus de créer le réel,
en faisant surgir, précisément, ce qui n'existait pas avant. Ils
sont convaincus d'être des "constructeurs" dans le même sens que
l'évolution biologique a construit des espèces de plus en plus complexes.
C'est
le cas notamment des informaticiens, et plus précisément de certains
chercheurs en informatique et en robotique. Beaucoup d'entre eux
se sont résigné à n'être, comme les mathématiciens voudraient les
en persuader, que des chercheurs au petit pied, sinon de simples
développeurs. Mais beaucoup d'entre eux aussi commencent à relever
la tête et vouloir se hisser au niveau des plus grands scientifiques,
avec cette différence qu'ils ne se bornent pas à dévoiler le réel,
mais à le faire. Quand on regarde l'évolution du monde actuel, on
ne peut que confirmer ce sentiment. L'évolution des technologies
et des sciences qui y sont associées (qui en sont, dirions-nous,
dérivées) ne parait-elle pas être un des facteurs prédominant de
l'évolution du monde global, dialogique de darwinisme et de lamarckisme..
Mais
les ingénieurs en général, et les chercheurs en technosciences en
particulier, n'ont pas tous une connaissance de l'épistémologie
(relative à la philosophie des sciences) aussi développée qu'il
pourrait être souhaitable, ni surtout une incitation forte à
réfléchir sur la légitimité des nouvelles
connaissances qu'ils s'attachent à produire et à enseigner.
Autrement dit, beaucoup d'entre eux font du constructivisme sans
le savoir, et sans explicitement s'opposer à leurs "adversaires",
les positivistes ou réalistes "forts". Pour se sentir légitimés
dans leurs pratiques, on ne peut donc que leur conseiller de lire
ou relire l'œuvre importante de Jean-Louis Le Moigne. Son dernier
livre, Le constructivisme, Tome 3, Modéliser pour comprendre,
que nous présentons ici, en propose une synthèse et une conclusion
mise à jour des connaissances actuelles qui est très éclairante.
L'auteur
s'est donné à force de travail une culture épistémologique étendue,
portant aussi bien sur les auteurs anglo-saxons, les plus cités,
que sur les autres. Il suffit de parcourir les notes et la bibliographie
de l'ouvrage pour s'en rendre compte. Ce faisant, il a le mérite,
pour nous dont la culture philosophique et littéraire n'égale pas
la sienne, de faire appel aux précurseurs français ou francophones
du constructivisme : Paul Valéry (très grand penseur, presqu'oublié
aujourd'hui), Gaston Bachelard, Jean Piaget (La construction du
réel chez l'enfant, notamment), Henri Bergson, Paul Ricoeur et d'autres
- sans omettre, évidemment Edgar Morin dont nous reparlerons. Beaucoup
ne reliront sans doute pas ces auteurs, faute de temps (surtout
si leurs œuvres ne sont pas sur le web) mais encore doivent-ils
savoir qu'ils mériteraient de l'être.
Le
livre de Jean-Louis Le Moigne est organisé de façon
congruente en 3 parties : (I) le tronc, (II) quelques grandes branches,
et (III) une vue d'ensemble du feuillage. Il collationne et remet
en ordre une série d'articles antérieurs. Le dernier chapitre, "Pourquoi
je suis un constructiviste non repentant", est une sorte de
témoignage synthétique. Le lecteur pressé pourra se
limiter à ce texte. Mais pour nous, l'ensemble du contenu du livre
est très éclairant. Résumons-le brièvement.
Qu'est-ce que le constructivisme ?
Qu'est-ce
que le constructivisme ? Ou plutôt, qu'est-ce qu'il n'est pas ?
Avant de présenter le constructivisme tel qu'il le conçoit, l'auteur
consacre de longs développements à la présentation de l'école adverse,
celle du positivisme. On pourrait croire que ce mot ne renvoie plus
qu'à une conception devenue archaïque du monde. Le positivisme,
ou sa version plus souvent évoquée (notamment en physique) qu'est
le réalisme, ont été en effet très malmenés à la fois par le non-réalisme
de la mécanique quantique (qui triomphe depuis 80 ans maintenant)
et par le déconstructionnisme (dit post-modernisme aux Etats-Unis)
pour qui il n'est de connaissance que subjective, c'est-à-dire relative
à son auteur. Mais on aurait bien tort de croire le positivisme
mort. Jean-Louis Le Moigne cite un Rapport assez ahurissant de l'Académie
française des sciences (1996, L'appareil d'information sur la
science et la technique) qui définit ce qu'est le savoir scientifique,
celui qu'il convient d'enseigner aux jeunes élèves dans les écoles.
Ce rapport définit en fait le positivisme. S'appuyant sur lui, Jean-Louis
Le Moigne résume à notre usage les 4 conventions qui fondent le
positivisme, c'est-à-dire, selon les académiciens, celles qui fondent
la connaissance scientifique elle-même :
L'hypothèse ontologique
: il existe une réalité objective, extérieure à l'homme, mais que
celui-ci peut s'attacher à découvrir par la science (c'est-à-dire
par un processus critique permettant notamment d'éliminer la subjectivité
des perceptions individuelles). L'hypothèse déterministe
ou de causalité : il existe des lois stables et régulières qui commandent
à la nature et qu'il faut découvrir, pour les mettre ultérieurement
en œuvre. L'hypothèse réductionniste
ou de modélisation analytique, fondée par Descartes, selon laquelle
on peut comprendre le complexe en le réduisant à ses parties. L'hypothèse rationaliste
ou de raison suffisante, remontant aux 3 axiomes d'Aristote d'où
découle la méthode hypothético-déductive.
Le
lecteur découvrant l'épistémologie s'écriera : "eh oui, mais en
quoi ceci est-il scandaleux. N'est-ce pas ainsi que la science fonctionne
?" Jean-Louis Le Moigne, et nous avec lui, nous répondrons : "elle
fonctionne comme cela dans certains domaines seulement, et par convention,
parce qu'il est plus efficace de s'appuyer sur ces principes plutôt
que sur des conceptions de la connaissance plus complexes, quand
on veut, par exemple… faire de l'ingénierie. Pour construire un
pont, il vaut mieux supposer qu'il existe un réel assez dur sur
lequel s'appuyer. Mais, ironique retournement de la pensée, ce que
les positivistes présentaient, et présentent encore, comme les fondements
de toutes connaissances, planant dans l'empyrée bien au dessus des
hommes, se trouve alors ramené à un ensemble de conventions à but
utilitaire, qu'il faut critiquer en permanence. Même les mathématiques,
présentées comme la mère de toutes les sciences, apparaissent dorénavant
comme de simples outils, encore mal adaptés d'ailleurs à l'usage
que l'on voudrait en faire (par exemple dans les domaines nouveaux
de la gravitation quantique).
Ce
qui irrite Jean-Louis Le Moigne, plus encore que les prétentions
des positivistes à l'universalité, est le fait que les sciences
s'en inspirant s'érigent en disciplines fermées, excluant toute
transgression de frontières. Comme toutes chapelles, de tels bastions
sécrètent leurs cursus, leurs formations, leurs honneurs
et leurs exclusions. Malheur au physicien qui voudrait faire de
la biologie ou au mathématicien qui s'intéresserait à l'informatique.
Nous avons eu un exemple de cette intolérance avec le désormais
célèbre pamphlet de Sokal et Bricmont s'en prenant aux chercheurs
en sciences humaines français, qualifiés de déconstructionnistes
ou post-modernes. Tout n'était pas faux dans leur critique, mais
l'ensemble était empreint d'une morgue de physicien-mathématicien
difficilement admissible. Or les nouvelles sciences constructivistes,
dites aussi maintenant de la complexité, imposent au contraire la
transdisciplinarité et surtout, le rejet de frontières qui craquent
de toutes parts sous les assauts des innovations multiples : informatique,
robotique, nanotechnologies, biotechnologies, neurosciences, sciences
cognitives etc. Les audacieux qui cherchent à y faire carrière ont
le choix entre se tenir en permanence entre deux chaises ou - ce
qui n'est pas nécessairement une bonne chose - chercher à faire
ériger à leur tour leur domaine en chapelle, avec de nouveau ses
frontières et ses exclusives.
Après
avoir rappelé les fondations du positivisme, Jean-Louis Le Moigne
précise en quoi cet édifice, effectivement, n'a plus la portée universelle
que lui conféraient Auguste Comte puis, plus récemment, Jacques
Monod (dans Le hasard et la nécessité) et finalement l'Académie
française des sciences précitée. Nos lecteurs sont très au fait
de ces questions. Nous n'y reviendrons pas ici. Disons que, aussi
bien en physique quantique que dans les sciences du macroscopique
(sciences humaines et sociales comprises), il est désormais évident
que nulle part on ne peut affirmer l'existence ontologique d'un
réel indépendant de l'observateur. Partout il apparaît que l'observateur
ne peut être objectif. C'est en fait un acteur qui construit par
son action (en utilisant ses instruments) sa propre représentation
du monde et qui se trouve en retour immédiatement modifié par cette
construction. Ceci au plan collectif de la science en général comme
au plan des individus.
On ne peut donc
pas parler d'un réel en soi ou des essences, mais tout au plus d'un
réel instrumental ou opératoire, que l'activité des acteurs du monde
crée et complexifie en permanence. Au rang de ces acteurs se trouvent
évidemment les scientifiques, mais aussi les ingénieurs, les humains
de toutes sortes et finalement, les non-humains. Nous avons repris
nous-mêmes, sans grande originalité il faut le dire, la comparaison
entre la construction d'une fourmilière ou d'une termitière et celle
de l'édifice imposant des technosciences occidentales, pour montrer
qu'il n'a avait pas de différences fondamentales dans les processus
mis en œuvre, et dans les relations entretenues avec ce que l'on
appellera la réalité. (Jean-Paul Baquiast et Alain Cardon. Entre
Science et intuition - La conscience artificielle, Editions
Automates Intelligents, avril 2003). Sur ce thème,
on lira aussi un article de l'auteur "Comparaison scientiste
de la ruche d'abeille et de la gestion des sociétés
humaines" http://ns3833.ovh.net/~mcxapc/docs/reperes/edi37.pdf.
On peut toujours, à fin d'efficacité, maintenir la " croyance "
en l'existence d'un réel en soi, mais il ne s'agira alors que d'un
" réel voilé" (d'Espagnat) dont on mesure mal l'interaction avec
le réel instrumental.
Observons
cependant que, pour expliquer en quoi le positivisme ne peut plus
" marcher " aujourd'hui, Jean-Louis Le Moigne fait peu appel, au
moins dans ce Tome, aux théories récentes de l'émergence dans les
systèmes artificiels (construction du complexe à partir d'éléments
ou lois simples). Il ne s'étend pas non plus sur les avancées récentes
de la physique et de la cosmologie quantique, bien qu'il cite les
travaux de M Mugur Schachter dont il a fait la promotion depuis
longtemps http://ns3833.ovh.net/~mcxapc/docs/conseilscient/mms3.pdf.
Ceci s'explique, à ses yeux, car l'extrême spécificité
du vocabulaire des micro états quantiques appelle une attention
rédactionnelle très pointilleuse si l'on ne veut pas
se faire fusiller par les Sokal toujours à l'affût.
Jean-Louis Le Moigne se réfère plutôt aux précurseurs, qui ont nourri
sa propre évolution intellectuelle : les chercheurs ayant inspiré
l'œuvre monumentale d'Edgar Morin : Norbert Wiener, le dernier Popper,
Herbert Simon, Von Forster, Prigogine, Varela, etc. et finalement
Edgar Morin lui-même. L'auteur y consacre notamment son chapitre
2 : Le constructivisme en construction. N'y insistons pas, car là
encore nous pouvons supposer que nos lecteurs connaissent tout cela
et sont convaincus de la pertinence du propos.
Remarquons
par contre, ce que ne fait pas assez clairement à notre avis Jean-Louis
Le Moigne, qu'expliquer pourquoi le positivisme "ne peut plus marcher"
ne définit pas clairement ce qu'est le constructivisme. Faut-il
chercher à définir "positivement" ce qui s'oppose au positivisme
? Sans doute pas. Mais il ne suffit pas cependant de dire que le
constructivisme est dialectique et systémique, car les définitions
de la dialectique et de la systémique sont assez différentes, selon
le point de vue auquel, là encore, on se place. De même faire allusion
au célèbre paradigme Morinien de l'auto-éco-égo-re-organisation
n'éclairera sûrement pas assez le chercheur en train de construire
un système tel qu'un robot autonome (ou plutôt en train d'en favoriser
l'émergence). Il faut dire que l'exercice a été fait
par l'auteur dans les deux premiers tomes du Constructivisme, et
surtout dans son Que sais-je ? sur "Les épistémologies
positivistes". Le Tome II en particulier, non étudié
ici, comporte 4 chapitres consacrés à l'épistémologie
des sciences de la computation, de la communication, de la conception
et des sciences d'ingénierie.
Ceci
étant, il y a trop de façons de s'auto-éco…réorganiser pour
que l'on puisse assurer avoir mis la main sur la bonne, à
supposer qu'il soit possible d'identifier celle-ci.. En fait, le
constructivisme, comme d'ailleurs le souligne plusieurs fois Jean-Louis
Le Moigne, s'attache plus à la modélisation des actions
que des états. Le terme se borne finalement à reconnaître
que le monde, cosmos compris, se construit en permanence sous l'influence
de multiples acteurs plus ou moins interagissants. Il n'y a pas
a priori de bonne méthode pour construire, il n'y a que des constructions
qui s'avèrent ici et maintenant suffisamment plausibles et
intelligibles pour comprendre nos actes (Comprendre pour faire et
pour cela faire pour comprendre). En ce cas, la meilleure méthode
ne sera-t-elle pas celle préconisée par le trop méconnu Paul Feyerabend
dans son ouvrage Contre la Méthode (1975), l'anarchisme méthodologique
ou une théorie anarchiste de la connaissance. Va-t-on dire alors
que tout se vaut dès lors qu'il réussit, va-t-on verser dans le
relativisme généralisé au regard d'une conception de plus en plus
" voilée " d'un réalisme des essences ? On peut et on doit en discuter.
Nous y reviendrons.
La revue Automates-Intelligents va-t-elle devenir
la Mecque française des constructivistes ?
Après
avoir comme il se devait rendu hommage à l'œuvre de Jean-Louis Le
Moigne ainsi qu'à son dernier livre, dont répétons-le nous recommandons
la lecture à tous, essayons d'en faire une application pratique,
en prenant comme cas d'école notre modeste revue, ses lecteurs et
surtout les scientifiques, ingénieurs et philosophes auxquels nous
consacrons l'essentiel de nos articles, interviews, fiches de lecture.
Que
constatons-nous ? Nous donnons la parole ou citons des gens qui
développent des projets scientifiques et technologiques dont ils
ne connaissent qu'approximativement les sources, pour lesquels ils
utilisent des méthodes qu'ils improvisent souvent eux-mêmes au jour
le jour et dont ils ignorent les perspectives de développement à
terme. De plus ces gens se rassemblent sur tel ou tel projet en
raison de l'intérêt que celui-ci présente pour eux, sans se préoccuper
de savoir à quelle discipline traditionnelle on pourrait rattacher
ledit projet, et sans se poser la question de savoir s'ils restent
ce-faisant fidèles à l'étiquette universitaire ou scolaire (Polytechnique
?) qu'ils ont pu récolter à la fin de leurs études.
Qu'est-ce
qui légitime de tels projets, et par conséquent légitime les investissements
et efforts de leurs promoteurs ? C'est le succès ? Sans doute, mais
ce terme de succès ne doit pas être pris au sens politique
ou moral. On parlera plutôt de survie momentanée. Je
construis un robot autonome, il s'adapte à un terrain inconnu ou
il y tombe en panne. Dans le premier cas, il se dote progressivement
d'une intelligence et d'une conscience qui lui permet d'interagir
avec son environnement, moi compris. Cela lui permettra ultérieurement
d'évoluer indépendamment de moi dans le vaste monde. Je ne me pose
pas ce faisant la question de savoir si je décrypte bien le "réel
en soi", pour en donner un modèle artificiel. Autrement dit, je
ne me pose pas la question de la réalité en soi de l'intelligence
ou de la conscience. Je ne me pose pas davantage la question de
ce qu'est le monde en général, dans lequel ce robot devra survivre.
Je fabrique quelque chose qui, en cas de survie, présentera des
convergences évolutives avec d'autres entités, biologiques ou sociologiques
(animaux, hommes), évoluant de leur côté dans le sens de ce que
j'appelle, provisoirement, l'intelligence et la conscience au sein
de ce que j'appelle, toujours provisoirement, l'univers.
En
construisant ce robot, je ne prétends évidemment pas m'affranchir
des lois de la réalité, physique, mécanique, informationnelle… Mais
je n'attribue pas de caractère ontologique, c'est-à-dire sacré,
à ces lois. J'en fais des contraintes momentanées dont je dois tenir
compte mais qui pourront être différentes plus tard, suite à d'autres
progrès de connaissance. En d'autres termes, je me réfère seulement
au réalisme instrumental, lequel décrit l'univers tel qu'il apparaît
ici et maintenant à travers les sciences et techniques du moment,
à ceux qui se réfèrent à ces sciences et techniques.
Notre
revue, en d'autres termes, pourrait donc prétendre au titre de Mecque
des constructivistes faisant appel à toutes les sciences émergentes
déjà citées : informatique, robotique, nanosciences, biologie et
neurologie intégratives et computationnelles, etc., sans oublier
les sciences de l'organisation et de la gestion chères, à juste
titre, au professeur Jean-Louis Le Moigne et à bien d'autres.
Les articles que nous publions en donnent la preuve tous les jours.
Ils piétinent allégrement les frontières entre les sciences, dures
et douces. Ils ne s'embarrassent pas du fait qu'ils charrient beaucoup
d'ignorance voire de contresens. L'essentiel est qu'ils donnent
matière à la contradiction et au dialogue. En d'autres termes, notre
revue est une sorte d'agent ou acteur constructiviste à part entière,
créant un monde qui progressivement déforme et fait évoluer les
certitudes académiques. C'est d'ailleurs ce qu'apprécient nos lecteurs,
qui nous l'écrivent tous les jours. Ceci étant, ils apprécient
aussi le recul politique que nous nous efforçons de prendre.
Il ne faut pas se résigner à faire sans chercher à
comprendre ce que l'on fait.
Mais
ni les chercheurs constructivistes auxquels nous donnons la parole
ni nous-mêmes en tant que rédacteurs de notre revue ne sommes assez
naïfs pour nous imaginer que nous avons désormais partie gagnée.
Le terrorisme positiviste ne cesse de harceler les audacieux qui
veulent y échapper, en leur refusant chaque fois qu'il peut crédits,
considération et avantages de carrière. Comment parler d'informatique
sans être matheux ? Comment parler de vie artificielle ou de conscience
artificielle alors que nul ne sait ce qu'est en soi la vie et la
conscience ? Comment oser se projeter dans le futur sans savoir
vers quoi l'on va ? Il serait tellement plus rassurant de se limiter
à décrire un réel en soi qui n'a pas attendu l'homme pour exister
et qui sera toujours là quoi que nous puissions en dire.
Le constructivisme est-il compatible avec le retour
à un certain réalisme?
Dans
l'article cité en exergue que nous avions consacré au Tome V de
la Méthode, nous reprochions à Edgar Morin (avec toute la déférence
que mérite un esprit aussi fécond) de ne plus innover, autrement
dit de s'enfermer dans une conception de la pensée complexe qui
ne tenait pas compte du progrès continu des connaissances scientifiques.
Mais les Moriniens nous ont fait valoir, textes en mains, que ce
procès était injuste. Soit. Sans faire du tout le
même reproche à Jean-Louis Le Moigne, nous devons en conclusion
de cette présentation de son livre rappeler quelques-uns unes des
questions que nous avons évoquées dans notre Revue ces deux dernières
années. Nous nous limiterons aux questions et non pas aux réponses
qu'il faudrait sans doute leur apporter, ce dernier travail méritant
un approfondissement philosophique qui dépasserait le cadre de cet
article.
Imaginons quatre
types de constructivisme à l'œuvre dans le monde : les flots d'une rivière
qui construisent progressivement un estuaire, un termite qui bâtit sa termitière, en coordination avec
ses homologues termites par l'intermédiaire d'échanges de phéromone, un roboticien qui développe
un robot évolutionnaire capable de comportements cognitifs artificiels, plusieurs de ces mêmes
robots développant entre eux des langages artificiels à l'occasion
de leur cohabitation dans un environnement sélectif (voir
notre article sur P.Y. Oudeyer).
Ne retrouvera-t-on pas
là des similitudes révélant une des structures profondes de l'univers
? Ces différents acteurs constructivistes font par leur action émerger
un système complexe à partir de lois simples (Jean-Louis Le Moigne
préfèrerait parler d'heuristiques plausibles). Dans
les quatre cas, on pourra montrer que des heuristiques simples -
ou relativement simples, celles de la dynamique des fluides, de
la génétique évolutionnaire, de l'innovation au sein du système
technoscientifique humain et finalement de l'évolution artificielle
des systèmes automates dotés d'algorithmes génétiques génèrent des
formes différentes mais convergentes.
Pour
expliquer, ou plus modestement commencer à comprendre ces lois,
ou d'autres lois encore à découvrir (ou plutôt encore à
inventer) encore plus intrinsèques, on pourra alors se situer dans
la perspective de la morphogenèse, évoquée il y a 20 ans par Rupert
Sheldrake (lequel est cité dans le livre de Jean-Louis Le Moigne
, mais que ni lui ni nous ne considérons aujourd'hui comme
une référence valable) et plus récemment par Adrian
Bejan (voir
notre article en date du 11 novembre 2003), qui se veut
fondateur de la théorie constructale [A. Bejan, Shape and Structure,
from engineering to Nature, Cambridge Univ. Press, 2000]. En
prenant de la hauteur, on pourra aussi évoquer l'apparition de cosmos
ou d'univers surgissant au hasard des fluctuations du vide quantique
et se structurant selon des histoires parallèles.
Mais
alors, tout en demeurant constructiviste dans l'âme, ne tombera-t-on
pas dans l'impasse positiviste, celle du réalisme fort, dont on
avait voulu sortir, celle d'un sujet se positionnant en observateur
objectif du monde et s'efforçant d'y découvrir des lois opérant
indépendamment de lui ? C'est pour cela que l'attention épistémologique
de tous les chercheurs et enseignants est aujourd'hui si importante.
Sinon, dans 50 ans encore, on continuera à révérer
un Réel en soi jouant pour ceux qui se veulent matérialistes
le rôle de la divinité pour les spiritualistes.
C'est bien la
question que l'on se pose en étudiant les publications des scientifiques
qui, tout à la fois, mettent en évidence les innombrables déterminismes
expliquant selon eux l'évolution de l'univers, et qui dans le même
temps semblent se contredire en appellant au libre-arbitre du sujet-acteur
qu'ils veulent être dans le monde. Ils nous convient alors à les
rejoindre dans une démarche éminemment finalisée, non par une divinité
extérieure mais par la volonté de préserver nos intérêts de sujets.
En d'autres termes (pour employer de grands mots, sûrement excessifs)
le "déterminisme" du positiviste-réaliste et la "liberté" du constructiviste-relativiste
sont-ils compatibles ?
En étudiant
l'oeuvre de Jean-Louis Le Moigne, on peut penser que c'est cette
question, ou une question de même nature, qui l'a poussé
à tellement réfléchir à la légitimation
des connaissances scientifiques "enseignables et actionnables"
que nous produisons : méditation épistémologique
qui conduit, selon lui, à restaurer "la Téléologie"
ou étude des processus de finalisation des systèmes
actifs (non pas des Finalités, données et intangibles,
mais des Processus aussi familiers que complexes, par lesquels un
système ré-élabore sans cesse les fins qui
rendront intelligibles son ou ses prochains comportements). Mais
là il faudra un long mûrissement collectif pour se
ré-approprier collectivement cette intelligence de la représentation
par "l'interaction fins-moyens en action" sans la réduire
à la seule "propagation causes-effets".
Note
Signalons un ouvrage remarquable de Jean Baudet, De la machine au
système : Histoire des techniques depuis 1800, paru aux éditions
Vuibert. Il s'agit du tome 2 d'un ensemble consacré à
l'histoire des techniques. Le tome 1, qui s'intitule De l'outil
à la machine. Il intéressera de préférence
les anthropologues et historiens. L'auteur montre clairement, comme
le fait Jean-Louis Le moigne, que ce sont les ingénieurs,
c'est-à-dire les inventeurs de techniques, qui tirent le
progrès des sciences et plus généralement celui
des idées et des discours.