L'Agence
américaine pour la Sécurité Nationale
(N.S.A.) est le plus gros organisme au monde entièrement
dédié à l'espionnage. L'Agence vise
potentiellement tous les individus, toutes les organisations
et tous les échanges existants. Initialement conçue
pour cibler les seules menaces identifiées à
la sécurité des Etats-Unis, sécurité
intérieure et sécurité extérieure,
mais devant l'impossibilité de distinguer menaces
avérées et menaces possibles, la N.S.A. a
pris la décision d'enregistrer tout ce qui est techniquement
enregistrable. Elle pourra ainsi, affirme-t-elle, faire
apparaître des menaces encore invisibles en étudiant
sans restrictions l'ensemble des activités apparemment
innocentes.
On
devine qu'avec le développement exponentiel des
outils informatique et de communication dans la société
mondiale de l'information, la tâche consistant
à tout enregistrer et tout analyser est d'ores
et déjà immense. Elle ne cessera pas d'augmenter.
Mais qu'importe, ont décidé les responsables
de l'Agence. Les ressources de l'informatique et de
l'intelligence artificielle peuvent faire face à
l'explosion des trafics et transactions. Il suffit d'augmenter
sans restrictions budgétaires ni humaines les
moyens affectés à la mission de la N.S.A..
Ceci
a été entrepris depuis déjà
de longues années. Le cerveau central visible
de cet édifice, un des sommets de l'iceberg,
est en cours d'installation dans la ville de Bluffdale,
dans l'Utah. Les ressources dont la N.S.A. disposera
ainsi dépasseront en puissance, semble-t-il,
tous les moyens analogues dont sont dotés tous
les gouvernements et toutes les entreprises du monde.
Un
projet révélé dans la revue Wired
Évidemment,
il s'agit de projets soumis à un strict secret. Dans
une entreprise aussi gigantesque, des fuites se produisent
nécessairement. L'écrivain et enquêteur
américain James Bamford en a donné une description
dans un article en date du 15 mars 2012 de la revue libérale
Wired, qui mériterait plus d'attention qu'il n'en
a reçu en Europe [voir The
NSA Is Building the Countrys Biggest Spy Center (Watch
What You Say].
James
Bamford est l'auteur d'un précédent ouvrage
à succès décrivant la N.S.A. et
son rôle dans le système des pouvoirs américains
: "The Shadow Factory : The Ultra-Secret NSA
from 9/11 to the Eavesdropping on America".
Son travail, on le devine, ne lui a pas fait que des
amis. Mais on trouve encore assez de contre-pouvoirs
dans la démocratie américaine pour que
tout ceci puisse sortir et être publié.
Cette tolérance ne durera peut-être pas.
D'où l'intérêt qui s'attache à
l'étude de son article.
Il
confirme ce que soupçonnaient déjà
ceux qui étudient les moyens par lesquels le
complexe militaro-industriel et politique américain
a dominé le monde jusqu'à ces dernières
années. Certains observateurs optimistes pensent
que la puissance de ce complexe s'affaiblit aujourd'hui,
du fait de l'émergence de systèmes de
domination analogues dans d'autres parties du monde,
notamment en Chine. C'est juger un peu vite. Sur le
seul plan des ressources scientifiques et technologiques,
la Chine et les autres puissances émergentes
ne seront sans doute jamais capables d'aligner des forces
analogues à celle de l'Amérique. Certes,
la Chine pourra toujours espérer resserrer la
surveillance policière qu'elle exerce sur ses
propres citoyens. Mais elle ne pourra jamais, ne fut-ce
que devant les résistances, imposer au monde
entier la domination globale, politique et technique,
dont s'est dotée l'Amérique.
Cette
domination, au cours des années de guerre froide
puis de la guerre sans fin contre la Terreur décrétés
par George Bush et poursuivie aujourd'hui encore, l'Amérique
l'a acquise, notamment, avec le consensus des Etats
et des citoyens européens. Puisque nous ne conspirons
pas contre l'Amérique, "peu nous importe
que toutes nos activités, publiques et privées,
soient espionnées", se sont dit et se disent
encore les Européens. "C'est pour la bonne
cause que les Américains font cela".
Il
en résulte aujourd'hui que l'Europe se retrouve
totalement sans défense devant le plus vaste
système d'enregistrement et de contrôle
(monitoring) des comportements et des idées que
le monde ait jamais connu. Il faudrait être bien
naïf pour s'imaginer qu'un tel système ne
sera pas utilisé pour coloniser dans tous les
sens du terme le reste du monde, la riche Europe la
première.
James
Bamford a bien montré comment la N.S.A. a construit
son pouvoir en se superposant progressivement aux autres
organismes chargés de l'espionnage (à
l'extérieur) et du contre-espionnage (à
l'intérieur) visant les activités supposées
être anti-américaines. Elle l'a fait de
son propre chef, en ne tenant aucun compte des prescriptions
que pouvaient émettre les deux Chambres, le Président,
les ministères et d'autres corps de contrôle.
Aujourd'hui, alors que des restrictions budgétaires
sévères menacent jusqu'au Pentagone, elle
dispose toujours d'un "open bar" ou droit
de tirage illimité sur les ressources financières.
Aucune
des critiques que l'on peut émettre à
son encontre ne trouve d'échos, ni auprès
des institutions et partis politiques, ni dans les médias
dominants. Un secret toujours aussi opaque continue
à la protéger. Les quelques fuites qui
se produisent cependant, comme celles rapportées
par James Bamford et quelques rares journalistes d'investigation,
lui rendent peut-être paradoxalement service.
Elles ont l'effet inattendu de renforcer son emprise
sur les esprits, en confortant la perception de la toute-puissance
qui en émane. Devant une telle toute puissance,
mieux vaut se faire petit.

Cliquer sur l'image pour la voir agrandie
Nous laisserons aux lecteurs anglophones le soin de
traduire les informations que fournit l'article de James
Bamford. Celles-ci concernent le réseau d'organismes
et de moyens qui permettent à la N.S.A. de capter
tout ce qui l'intéresse dans le monde. Elles
concernent aussi les outils informatiques d'une puissance
inégalée à ce jour, permettant
de mémoriser et analyser les milliards de milliards
de bits ainsi enregistrés en temps réel.
James Bamford insiste sur le fait que ces outils informatiques
et d'intelligence artificielle permettent bien plus.
Dorénavant ils pourront casser tous les encryptages
dont les Etats, les banques et les grandes entreprises
se servent pour protéger leurs échanges.
Plus aucune mémoire, individuelle ou collective,
pour le présent, le futur mais aussi le passé,
ne sera protégée. Les responsables politiques
comme les spécialistes du renseignement et de
l'intelligence économique européens devront
se pénétrer de ces réalités.
Un
début d'analyse ?
Nous
souhaiterions ici amorcer un début d'analyse.
De quoi la N.S.A. est-elle le nom ? Qui sont les hommes
et les intérêts concrets qui l'animent
et assurent son impunité ?
Notre début de réponse apparaîtra
comme une dérobade, bien apte à décourager
les amorce de résistance dont notamment les Européens,
institutions et citoyens, pourraient se doter face à
un tel phénomène. Nous pensons cependant
que voir dans la N.S.A. la matérialisation parfaite
de ce que nous avons nommé des systèmes
anthropotechniques permettrait d'éviter toutes
les illusions relatives à la possibilité
politique ou juridiques de prévenir ou contenir
l'émergence de tels monstres, sans développer
des moyens d'analyse appropriés.
Rappelons
que, pour nous, un système anthropotechnique associe
de façon inextricable des technologies se développant
sur le mode viral et des humains dont les organismes, les
cerveaux et même l'expression du génome sinon
le génome lui-même, se sont adaptés
à la prolifération de ces technologies. Celles-ci,
comme l'a bien montré Alain Cardon dans son dernier
ouvrage "Vers
un système de contrôle total",
s'organisent en réseaux de processus coactivés
qui s'autonomisent spontanément. Cependant, simultanément,
les processus perceptifs, moteurs et cognitifs propres aux
humains intriqués avec les technologies au sein des
systèmes anthropotechniques, s'auto-activent et se
co-activent simultanément, tant de leur propre mouvement
qu'en relation avec l'activation des agents technologiques(1).
Il
en résulte qu'apparaît ce que nous persistons
à nommer un "monstre" au sens propre
du terme, c'est-à-dire une entité jamais
vue jusqu'alors et défiant tous les moyens de
description habituels. Ce terme de monstre "monster"
ou "munster", a déjà été
utilisé pour qualifier le Pentagone ou ministère
américain de la Défense. Il s'applique
encore mieux à un organisme à la fois
plus petit et plus virulent, tel que la N.S.A. Mais
parler de monstre ne devrait pas conduire les citoyens,
les scientifiques et les politiques à baisser
les bras devant lui. Il faudrait seulement l'étudier
avec plus de moyens, plus de pertinence et moins de
naïveté.
C'est
ce que font, nous semble-t-il, James Bamford et les
médias tels que Wired qui relaient ses
travaux. C'est ce que devront faire, qu'ils le veuillent
ou non, les gouvernements européens y
compris le futur Président français. Nous
craignons qu'il leur faille hélas beaucoup de
temps pour commencer à comprendre le monde dans
lequel nous vivons.
Note
(1)
Ce concept de co-activation permet de répondre
à une objection souvent faite: "pourquoi
s'inquiéter si des organismes tels que la NSA
accumulent sur le monde entier des informations pouvant
donner lieu à des manipulations susceptibles
de mettre en danger nos libertés ? Les hommes
capables de tirer parti de ces informations ne seront
jamais assez nombreux. Nous ne risquons rien".
Penser cela et se rassurer montre le peu de compréhension
que l'on a de tels systèmes anthropotechniques.
Les informations collectées par la N.S.A sont
comparables à des êtres vivants en compétition
darwinienne pour l'accès à des ressources.
Ces ressources sont les espaces dans les mémoires
électroniques ou dans les cerveaux humains, l'énergie
collectée, l'attention suscitée. Les informations
se co-activeront d'elles-mêmes pour produire les
effets les plus rémunérateurs en termes
de ressources. Peu importe que vous ne conspiriez pas
contre l'Amérique. Un jour ou l'autre, les entités
anthropotechniques que sont les informations collectées
par le système finiront par induire chez celui-ci
des comportements correspondants à ce qu'ils
devraient être si vous étiez un ennemi
de l'Amérique. Elles en tireront une considération
accrue au sein du milieu global.
Références
NSA
: http://www.nsa.gov/
Wikipedia
: http://fr.wikipedia.org/wiki/National_Security_Agency
James
Bamford : http://en.wikipedia.org/wiki/James_Bamford